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Quelle sortie de crise pour l’économie européenne et ses banques ?

Avant même la crise sanitaire, dans un environnement inédit mais persistant de taux bas et de politique monétaire accommodante, se posait la question d’une nouvelle ère économique. Elle prend aujourd’hui une dimension accrue pour la zone euro et ses banques : quel modèle pour rebondir à temps ?

Cet article est extrait de Revue Banque n°844 - Mai 2020

Quelle sortie de crise pour l’économie européenne et ses banques ?

En mars 2018, dans cette même revue [1], nous écrivions à propos des évolutions macroéconomiques, de la politique monétaire accommodante et de la persistance des taux bas : « Peut-on sérieusement considérer qu’un avenir reste plus certain qu’un présent et que des grands écarts sont tenables indéfiniment : quand tout cela va-t-il atterrir ? Il semble que s’ouvre une nouvelle ère économique qu’aucune théorie n’avait envisagée. »

I. Les grands écarts

Vers la fin de la décorrélation maximale entre richesse réelle et capitalisation boursière ?

Fin 2017, la capitalisation boursière mondiale se situait autour de 80 trillions de dollars, soit environ 112 % du PIB mondial. À l’époque, la confiance était radieuse : l’indice de volatilité VIX, aussi surnommé « indice de la peur », était à 9. Le 16 mars 2020, le voici propulsé à 82 : du jamais vu sur les 30 dernières années. Après une année record de capitalisation en 2019, le premier trimestre 2020 voit un « hard landing » des valeurs actions avec un krach impressionnant des bourses américaines (le S&P500 perd 22 % de sa valeur, en ligne avec la moyenne de toutes les bourses mondiales) et européennes (sur la même période, le CAC perd 28 %). La capitalisation boursière mondiale a fondu de près de 20 trillions de USD en trois mois.

Un « piège » de la dette plus que jamais inextricable ?

Au quatrième trimestre 2017, l’endettement mondial total (États, entreprises, ménages) atteignait 318 % du PIB (278 % en 2007). Au quatrième trimestre 2019, l’endettement atteignait 322 % du PIB à près de 253 trillions de dollars. En ce début d’année 2020, les banques centrales inondent à nouveau les marchés de liquidités pour faire revenir la confiance « whatever it takes ». Voici que la BCE déjà alourdie massivement d’obligations financières (la taille de son bilan consolidé atteint 4,68 trillions d’euros fin 2019, soit plus de 40 % du PIB de la zone euro à elle toute seule), annonce le 18 mars le programme PEPP (Pandemic Emergency Purchase Programme) : 750 milliards d’euros d’achats d’actifs supplémentaires. Avec un bilan de 4,4 trillions de dollars fin 2016, la FED américaine avait commencé à alléger son bilan pour le réduire à 3,8 trillions de dollars en septembre 2019. Depuis janvier, elle rachète massivement : son bilan remonte à 4,2 trillions en février 2020, puis « explose » à 5,8 trillions à fin mars 2020. Plus 2 trillions en six mois, soit + 53%, du jamais vu.

Des taux d’intérêt décorrélés des prix de marché, depuis bien (trop) longtemps

Les taux sont en effet maintenus artificiellement bas, notamment en Europe pour rendre maîtrisable les intérêts des dettes explosives des pays PIGS [2]. Aux États-Unis, la FED a maintenu son taux de refinancement à moins de 1 % entre 2009 et 2015. Sur cette période, la croissance moyenne annuelle du PIB s’établissait à 3,2 % et l’inflation à 1,4 %. Après une période exceptionnellement longue, la FED relevait régulièrement son taux directeur à partir de décembre 2015 jusqu’en fin d’année 2018 (+2,25 pts en trois ans passant de 0,25 % à 2,5 % fin 2018) tandis que l’économie américaine continuait à croître à plus de 3 % par an. Fin octobre 2019, le taux est encore à 1,75 %. Mais la FED baisse à nouveau son taux directeur extrêmement rapidement, de 0,5 pt début mars 2020 puis 1pt supplémentaire mi-mars pour revenir à un son plus bas historique de 0,25 %. La BCE, elle, maintient depuis mars 2016 le statu quo avec un taux de refinancement à 0 %. Si l’on considère que le taux est censé refléter l’appréciation du risque, les taux zéro ou négatifs en zone euro signifient que le futur à court terme continue à être considéré plus certain (donc moins risqué) que le présent : un paradoxe majeur bien compris (« whatever it takes ») mais à la limite de l’aveuglement alors que la ou les crises des crédits restent à venir.

II. L’atterrissage forcé et les mesures d’urgence de la BCE

Une forme de cohérence retrouvée

Banquier central mais aussi superviseur, la BCE est un interlocuteur double pour les institutions bancaires. Dans son rôle de superviseur, la BCE exige le respect de certains ratios clés de solvabilité et de liquidité et fournit des outils de pilotage pour ce faire. Depuis 2008, la politique accommodante de la BCE en matière de taux a contribué à écraser les « spreads » et à gonfler artificiellement les valorisations. De plus, la BCE s’est montrée largement plus offensive sur le Quantitative Easing (rachat en masse de titres aux banques pour les alimenter en liquidité) que dans sa politique de taux, qui a principalement consisté à les maintenir à un niveau plancher pour contenir les incendies. C’était comme si la main gauche « ferme » de la BCE (supervision bancaire) et sa main droite « souple » (banque centrale) s’ignoraient superbement. Soudainement depuis ce début d’année, la main gauche semble avoir desserré son étreinte de contrôle. Les banques pourront utiliser pleinement leurs réserves de capital et de liquidité y compris celles qui relèvent du Pilier II et bénéficieront d’un allégement dans la composition des exigences en capital. Oubliées les digues de solvabilité et de liquidité, oubliés les stress-tests 2020, oubliées les missions de supervision BCE ou d’audit ACPR mais en revanche, une présence de plus en plus intrusive dans le quotidien du pilotage des établissements. L’assouplissement des exigences est réel et massif.

Les limites du « no limit » de la BCE à restaurer la confiance

Au-delà de la baisse de son taux directeur, la FED indiquait le 15 mars 2020 qu’elle entendait reprendre ses achats d’obligations gouvernementales (Treasuries) et d’obligations des agences adossées à des crédits hypothécaires (Mortgage Backed Securities – MBS) pour des montants respectifs de 500 milliards de dollars et 200 milliards de dollars. Bien plus, le 23 mars 2020, elle annonçait qu’elle achèterait autant de titres que nécessaire. Autrement dit, ses achats de « Treasuries » et « MBS » sont illimités.

Côté BCE, la politique monétaire de refinancement reprenait massivement le 12 mars 2020 : fournitures de liquidités quasi illimitées en faveur des banques (LTRO) et ciblées (LTRO 3), enveloppe supplémentaire d’achats d’obligations d’Etat et d’entreprises à hauteur de 120 milliards d’euros, au-delà des 20 milliards d’euros mensuels déjà en place. Le 18 mars, le PEPP propose des achats d’actifs associés à des conditions et mesures techniques plus assouplies que jamais, en particulier la suppression des limites de titres de dettes souveraine et privée pour les achats du PEPP. Le rôle de prêteur en dernier ressort de la BCE s’affirme sans limites ; elle semble accepter de dévier aussi des clés de répartition au capital de la BCE en cas de défaut d’un pays. En effet jusqu’à présent, la BCE appliquait une règle cardinale de proportionnalité en limitant dans son bilan à l’actif, le poids des dettes rachetées pour un pays donné au poids dudit pays au capital de la BCE (au passif). Difficile de faire jouer plus l’effet de levier.

Les conséquences sur la masse monétaire au niveau zone euro ne sont pas nouvelles : sur les cinq dernières années, la M3 augmentait annuellement de l’ordre de 4 à 5 % tandis que le PIB européen croissait à moins de 1,5 % seulement sur la même période. Le niveau d’inflation officiel (panier de la ménagère) étant resté très raisonnable sur cette longue période, l’argent disponible est allé « alimenter » les dettes diverses à commencer par les dettes étatiques mais aussi privées bancaires, fonds et corporate bien sûr (et in fine les particuliers), sur les investissements immobiliers et mobiliers (côtés et non cotés) notamment. Allons-nous continuer longtemps à vivre au-dessus de nos moyens ?

Pour autant, les marchés ne se sont pas stabilisés et restent volatils face à l’incertitude. Nous touchons là peut-être à la limite de l’intervention massive de la BCE. Contrairement à la crise de 2007, ses effets de levier très poussés seront-ils suffisants pour restaurer la confiance des investisseurs, compte tenu de son bilan déjà très chargé ? Espérons que cette politique ne devienne pas une « tour de Babel » financière.

III. Vers une nouvelle ère économique ?

Sortie de crise économique et perspectives

En France, sur un PIB annuel de l’ordre de 2 400 milliards d’euros, une hypothèse d’arrêt de 30 à 50 % de l’économie sur un seul mois représente de 60 à 100 milliards d’euros de manque à gagner, soit plus de 2,5 à 4 points de PIB annuel. Considérer une période de trois mois d’inactivité importante, c’est donc accepter l’idée d’une baisse annuelle du PIB de l’ordre de plus de 7,5 à 12 % ainsi qu’un endettement de 120 à 130 % du PIB en y ajoutant les mesures de sauvetage, et ainsi de suite.

Plusieurs scénarios de reprise économique sont évoqués selon des courbes en V, U, W qui modélisent l’intensité, la durée de la récession économique ainsi que le mode de reprise. Si l’option en V paraît de plus en plus illusoire, la courbe en U plus plausible, la W plus redoutée car elle induirait post-crise économique une crise des crédits et de l’immobilier, la question devient alors : quelle espérance de croissance économique soutenable en Europe considérer sauf à accepter un appauvrissement général (pourra-t-on l’éviter d’ailleurs ?) et ou à remettre en cause totalement le mode de vie ?

Les sommes colossales de financements courts et longs investies dans l’économie depuis dix ans n’ont pas créé à ce jour de croissance en Europe malgré la forte augmentation induite des masses monétaire en zone euro.

Certains États vertueux budgétairement élèvent la voix depuis plusieurs années, la BCE elle-même, pour demander que certains autres États, moins vertueux, se réforment véritablement et restructurent leurs dépenses. Alors que l’Europe abandonne momentanément les critères du pacte de stabilité (déficit 3 % du PIB, dette/PIB 60 %), la France demande le 24 mars dernier sa mise sous tutelle budgétaire en activant le Mécanisme européen de stabilité (MES) : elle bénéficie alors du PEPP annoncé le 18 mars et de la levée du champ des mesures coercitives associées normalement au MES. C’est tactiquement très bien joué pour obliger la BCE à aller plus loin et quelque part faire porter le risque d’une partie supplémentaire de la dette française par les Européens au-delà de la quote-part du capital de la BCE détenue par la France (la sur-dette de la dette ou l’effet de levier maximal) mais stratégiquement, c’est une fuite en avant maximisant l’effet de levier et mutualisant le risque faute d’en affronter les conséquences (restructuration). La pensée unique de la dette ferait-elle renoncer à l’effort ?

Les scénarios possibles

Post-crise économique et scénario transitoire, quels scénarios macroéconomiques en Europe envisager pour planifier l’activité bancaire ?

Le scénario « Zéro » : dans une économie mondialisée dans lequel les centres de production sont en Asie, les centres de recherche et de conception aux États-Unis et en Europe, il est fort à parier que certains pays bénéficieront plus que d’autres de cette crise pour renforcer leur compétitivité. Un scénario du type « rien ne change finalement » dans lequel la crainte pour l’Europe est de se retrouver dans un entre-deux affaiblissant à nouveau durablement sa compétitivité, n’ayant relocalisé que très partiellement certaines productions sur ses terres. Face à une perspective de croissance faible, la BCE déciderait de maintenir le statu quo du taux zéro de refinancement. Les sommes investies par la BCE ne génèrent toujours pas d’inflation, les États européens qui le devaient ne se restructurent pas assez. La dynamique économique de la zone euro reste désespérément plate : « inflation zéro, taux zéro, croissance zéro, voire risque zéro et rendement in fine zéro ».

La croissance molle : la récession derrière elle, la BCE se montre assez habile pour remonter ses taux directeurs jusqu’à 1,5 ou 2 % sans provoquer de mouvement majeur supplémentaire sur les marchés en 3 à 5 ans. Cependant, les investissements dans les technologies et la transition énergétique verte ne sont pas suffisants pour tirer la croissance européenne et l’inflation de l’économie réelle au-delà de 2 %. En d’autres termes, l’économie européenne renoue poussivement avec ses fondamentaux, faute de gains de productivité suffisants. Sa position concurrentielle au niveau mondial continue de reculer.

Le retour de la croissance et de l’inflation signe la remontée de taux : les mesures d’urgence ont porté leur fruit au-delà de la défense de l’activité en temps de crise. En termes industriels, les leçons ont été tirées et les relocalisations en Europe de capacité de production sont significatives et effectives. Les pays à la traîne budgétairement, dont la France, mènent effectivement les réformes structurelles nécessaires à l’instar de ce que les Pays baltes, l’Irlande ou l’Espagne ont pu réaliser sur les dix dernières années. Ayant assumé les conséquences de la crise économique, la BCE réoriente graduellement sa politique vers des taux « de marché » (reflétant le risque économique des actifs). Cependant, l’exemple de la trajectoire monétaire américaine passée, montre que la hausse des taux ne pourra intervenir que 3-4 ans après le début de la reprise économique, ce qui nous amène après 2025. Pendant cinq ans, l’Europe aura alors perdu des positions sur l’échiquier mondial mais la voici revenue durablement dans la course.

What is next for banks ?

À court terme, toutes les mesures ont été prises par les banques pour assurer la santé de leurs salariés et assurer une continuité d’activité. Elles ont aussi mis en place très rapidement les mesures d’aide gouvernementale et focalisent encore plus leurs efforts pour servir leurs clients. Une fois l’urgence traitée et les équipes de direction moins saturées, cinq sujets de réflexion de fond émergent :

Communiquer pour changer durablement d’image et devenir une « marque préférée »

La crise de 2007 avait pointé la responsabilité des banques : « à cause de ». Voici les banquiers propulsés dans le rôle de sauveurs, des entreprises notamment. Ce retour en « grâce » constitue une opportunité particulièrement rare en France, de modifier durablement et positivement l’image de chaque institution auprès de ses clients domestiques et du secteur tout entier auprès du grand public en général, en valorisant positivement le rôle sociétal bien spécifique des banques.

Gérer les risques de contreparties

C’est-à-dire :

– se battre pour survivre pour les plus exposées : l’avenir de certaines petites banques en Europe sera très incertain car leurs risques de crédit sur un pays ou un type de clientèle (petites entreprises) ou un secteur d’activité sont trop lourds.

– maîtriser les risques des portefeuilles, notamment sur les entreprises liées à la baisse du commerce mondial et local en veillant aux défaillances à venir ; revoir les cadres d’appétence aux risques, surtout domestiques face à la crise future potentielle sur les crédits entreprises et particuliers et l’immobilier.

– renforcer la maîtrise des coûts et engranger des gains de productivité, via notamment des délocalisations de services rendues désormais acceptables en interne par l’expérimentation du travail à distance.

Revoir le modèle relationnel et le « business model »

C’est-à-dire passer d’un modèle économique historique d’intermédiation fondé sur un positionnement de tiers de confiance vers un modèle de « servicing » élargi. Dit différemment, il s’agit de réussir à valoriser auprès des clients le temps court (service) et pas seulement le temps long (crédit). Le confinement sera sans doute tant pour les entreprises que les particuliers un accélérateur puissant de la conversion au « à distance » et peut constituer de ce fait un tournant dans l’acceptation des services digitalisés. Les « pure players » digitaux en auront-ils profité ? Trop tôt pour le dire.

Plus fondamentalement, revoir l’équilibre des portefeuilles d’activité

C’est-à-dire :

– construire les scénarios possibles et « pousser » les stress-tests,

– revoir les priorités stratégiques et le mix cible de portefeuille d’actifs zone euro vs autres zones,

– revisiter la structure du (hors) bilan : capital, levier, ALM, titrisation, déconsolidation,

– être à l’affût des opportunités d’achat, notamment en matière de petites banques affaiblies et de FinTechs.

Repenser les normes pour faire émerger les comportements vertueux autrement

Si les normes constituent un puissant levier de convergence des comportements d’entreprises dans des secteurs régulés en particulier (ou de citoyens d’ailleurs), la crise actuelle montre que celles-ci n’empêchent pas les détournements des règles en tous genres et que l’allégement momentané desdites normes n’empêche pas non plus en sens inverse les comportements vertueux. La crise nous rappelle également que le corpus normatif (ou la capacité à s’en libérer d’ailleurs) est toujours un levier de compétitivité des nations au niveau global. Il suffit de penser aux normes bancaires US à portée extraterritoriale pour s’en convaincre. Le tsunami normatif des dix dernières années a-t-il créé un avantage concurrentiel pour les établissements bancaires en Europe et a-t-il empêché les comportements déviants ? La voie de la sagesse va-t-elle vers un renforcement technocratique ou un allègement du nombre et des formes de contraintes, sans renier l’essentiel, combiné avec une meilleure « éducation managériale » des leaders de demain ? La BCE fera-t-elle évoluer rapidement son rôle de banquier central et sa position de superviseur ?

Inflation ou déflation, croissance ou recul ? Plus que jamais la zone euro est à la croisée des chemins. Doit-elle sauver son modèle actuel (qui n’est pas un modèle de croissance) ou changer de modèle pour rebondir à temps ? Pour le secteur bancaire, c’est sans doute l’opportunité unique de repenser sa raison d’être et sa proposition de valeur au service de ses « clients concitoyens » mais aussi de provoquer un « retour au réel » salutaire tant pour ses clients que pour les États en zone euro.

Olivier DUPIN - Partner

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[1] Olivier Dupin, Xavier Lasserre et Mehdi Messaoudi (Ares & Co Strategy Consulting), « VIX low, trust high : volatilité minimale, confiance maximale ? », Revue Banque n° 818, mars 2018, p. 46 : http://www.revue-banque.fr/banque-investissement-marches-gestion-actifs/article/vix-low-trust-high-volatilite-minimale-confianc.

[2] Portugal, Irlande, Grèce et Espagne : les 4 pays en première ligne de la crise des dettes souveraines en 2010-2011.

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